En ce matin du 20 juillet 2019, juste avant de passer le contrôle de sécurité, c’est avec le cœur serré que je disais au revoir à la famille TAKAHATA.

Comme à chacun de mes voyages à Hokkaïdo, le moment de la séparation est toujours plein d’émotions et de tristesse. Mais cette fois, je sentais au plus profond de moi que c’était la dernière fois que je serrais dans mes bras TAKAHATA Katumi San et Kazuko San, son épouse. Eux-mêmes le sentaient aussi ; il y a des regards et des larmes qui ne trompent pas…

Discrètement, les amis et pratiquants du Daïto Ryu qui m’avaient accompagné dans ce voyage, se sont éclipsés vers la salle d’embarquement. J’entends encore notre regrettée Isabelle me dire avec beaucoup de douceur et d’affection « On te laisse, ce moment t’appartient… ».

Quelques échanges de regards avec les autres m’ont fait savoir qu’ils ressentaient tout comme moi l’inéluctabilité du temps qui passe et emporte les vies une à une.

C’est d’abord Kazuko qui est partie, le 21 octobre 2021, à l’âge de 89 ans.

Je savais que TAKAHATA San ne tarderait pas à la rejoindre…

Ce 14 août 2022, TAKEDA Hitoshi Soke m’envoyait un message pour me prévenir que TAKAHATA San venait de décéder. Il avait 95 ans.

J’ai tout de suite pensé à Kimié, leur fille et à Yui, leur petite fille.

Quel grand vide soudain, elles qui partageaient au quotidien la vie et le toit de Katumi et Kazuko.

Un à un, les souvenirs sont remontés à la surface, à commencer par ce dernier repas dans leur maison en juillet 2019, avec notre petite délégation franco-suisse. Chacun a pris la mesure du caractère exceptionnel de ce moment, comme si le temps s’était ralenti comme pour mieux en profiter.

J’ai repensé à tous ces séjours en Hokkaïdo et à leurs lots d’anecdotes et de bons moments vécus depuis ma première rencontre avec TAKAHATA San en 1984.

Sur le tatami, c’était un homme rigoureux, aussi bien dans la pratique du Daïto Ryu que de l’Onoha Itto Ryu. Toujours à rechercher le mouvement juste et à fournir une explication logique, apprise directement de TAKEDA Tokimune Soke, dont il est resté le fidèle ami et confident, jusqu’au dernier jour de sa vie en décembre 1993.

TAKAHATA San était le référent du protocole du Hombu dojo, avec la fonction associée que nous pourrions comparée à celle de secrétaire général. A ce titre, il tenait à jour le livre des grades et titres, des dojos affiliés et de l’ensemble des pratiquants.

La dernière fois que j’ai pu pratiquer avec TAKAHATA San, c’était en mai 2017. Nous étions chez lui, autour de la table basse du salon sur laquelle était posées deux tasses de thé, quelques fruits et petits biscuits. Dehors, le cerisier de son jardin laissait apparaître les premiers bourgeons floraux alors qu’à Tokyo, les fleurs tombaient déjà des arbres, tels des flocons de neige.

Je lui faisais part de mes réflexions sur Yonkajo, Gokkajo, le Soden et la pratique en situation de handicap. Ce qui nous a amené inévitablement à faire de petits « tests pratiques »…

Malgré ses 91 ans, je garde un souvenir douloureux des contraintes imposées par ses mains, juste là où ça fait mal… le tout avec une décontraction la plus totale, bien entendu !

Cette puissance naturelle se retrouvait aussi dans le maniement du bokuto et du kodachi. Que l’on soit en position de shitachi ou d’uchitachi, mieux valait savoir tenir son arme face à TAKAHATA San.

Pour autant, je ne l’ai jamais vu faire preuve d’une quelconque violence dans sa pratique. Tout était mesuré, fait avec bienveillance, dans le respect du partenaire. Sa principale préoccupation était la sécurité. En quelque sorte, il avait la douceur douloureuse…

J’ai connu l’Hokkaïdo à toutes les saisons et notamment en hiver, lors de mon séjour avec mon père en février 1997. Papa m’avait dit « Tu vas voir, c’est beau la banquise. » C’est beau en effet…mais c’est froid !

Hokkaïdo se démarque du reste du Japon par les influences de la culture aïnou présente sur cette partie de l’archipel. La vie s’y écoule paisiblement, au rythme de la nature à laquelle ce peuple du Nord est très attaché. C’est la sérénité, la sincérité et la bienveillance que j’ai toujours ressenties dans la famille TAKAHATA.

Lors de l’Embu Taïkaï auquel nous participions en juillet 2019 à l’invitation de TAKEDA Soke, ce dernier m’a demandé avec une grande douceur d’aller accueillir moi-même TAKAHATA San à son arrivée dans l’enceinte du dojo. C’était un réel privilège, empreint de beaucoup d’attention que me faisait le Soke. En passant derrière les pratiquants regroupés sur le bord du tatami, je les entendais murmurer entre eux le nom de TAKAHATA San.

Les yeux embués d’émotion, j’ai enfin retrouvé mes amis, ma famille japonaise. Kimié était là aussi, elle avait conduit ses parents depuis Abashiri. S’étreindre et s’embrasser ne fait pas partie des habitudes au Japon...mais en France, si ! Et s’il y a bien une tradition que mon père et moi avons importée là-bas, c’est cette marque d’affection qui a vite été adoptée par nos hôtes. Nous avons donc respecté cette tradition !

En accompagnant TAKAHATA San pour prendre place au côté du Soke, je fus très ému de voir l’immense respect que lui portaient tous les pratiquants présents, y compris les shihan et le Soke. Les démonstrations ont été interrompues et lorsque nous avons longé le tatami dans le silence le plus total, chacun se retourna pour saluer TAKAHATA San, en s’inclinant longuement. Cet homme simple et discret, au pas ralenti par les années, était au cœur de toutes les attentions. TAKAHATA San était un technicien hors-pair et surtout un être d’une très grande bonté reconnue de tous.

Avec Kazuko, il formait un couple où l’expression « ma moitié » prenait toute sa signification. Un couple où l’un n’allait pas sans l’autre, où chacun veillait sur l’autre.

Lorsque TAKAHATA San vint chez nous en 2004, à l’âge de 78 ans, ce fut son premier et unique voyage en-dehors du Japon. Les modestes moyens de la famille n’ont pas permis à Kazuko de l’accompagner. Qu’importe, son mari allait faire ce grand voyage d’une vie et elle en était très heureuse et très fière. Il l’emporterait avec lui dans ses pensées et partagerait ses souvenirs et toutes ses photos à son retour.

Kazuko était lumineuse. Ses yeux rieurs procuraient une agréable sensation de douce chaleur. Elle était toute petite, mais sa joie naturelle remplissait largement l’espace. C’était une cuisinière exceptionnelle, capable de sublimer n’importe quel aliment. Sa gourmandise pour les friandises donnait toujours lieu à des blagues que nous nous faisions mutuellement. Katumi n’était pas non plus en reste de ce côté-là : les quiproquos de situation ou de traduction finissaient très souvent en farces et fous-rires.

Lors du dernier voyage que j’ai fait là-bas avec mon père en avril 2014, nous avions loué une voiture pour faciliter nos déplacements. Cette liberté nous permit de visiter la région avec la famille TAKAHATA et de nous rendre sur le bord du Lac Notoro où ils avaient passé leur jeunesse, ainsi que sur la péninsule Notsuke sur laquelle ils n’étaient pas allés depuis de très nombreuses années. C’était touchant de les voir tous les deux émus en repensant à leur jeunesse passée.

Leur fille Kimié a hérité de la douceur de Kazuko et de la force de caractère de Katumi, valeurs qu’elle transmet désormais à sa fille Yui.

Avec la disparition de Katumi et Kazuko, j’ai perdu mes grands-parents…d’Hokkaïdo.

J’ai eu la chance de faire la rencontre de ces êtres merveilleux…

Emmanuel CLERIN